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De "La nuit des prolétaires" à "Le maître ignorant", un philosophe démocrate

Quelques pensées d'un philosophe français contemporain, Jacques Rancière, dont l’ensemble des travaux nous guide vers une approche différente de celle que nous vivons malgré nous au quotidien.

Extrait d’un entretien publié en décembre 2005 à l’occasion de l’édition de ces deux derniers ouvrages " La haine de la démocratie " et " Chroniques des temps consensuels "

"- Qu'est ce pour vous la démocratie ?
- La démocratie n'est ni la forme du gouvernement représentatif ni le type de société fondé sur le libre marché capitaliste. Il faut rendre à ce mot sa puissance de scandale. Il a d'abord été une insulte : la démocratie, pour ceux qui ne la supportent pas, est le gouvernement de la canaille, de la multitude, de ceux qui n'ont pas de titres à gouverner. Pour eux, la nature veut que le gouvernement revienne à ceux qui ont des titres à gouverner: détenteurs de la richesse, garants du rapport à la divinité, grandes familles, savants et experts. Mais pour qu'il y ait communauté politique, il faut que ces supériorités concurrentes soient ramenées à un niveau d'égalité première entre les "compétents" et les "incompétents". En ce sens, la démocratie n'est pas une forme particulière de gouvernement, mais le fondement de la politique elle-même, qui renvoie toute domination à son illégitimité première. Et son exercice déborde nécessairement les formes institutionnelles de la représentation du peuple.

- Vous placez l'égalité au fondement de la démocratie, pourquoi ?
- L'égalité n'est pas un but à atteindre, au sens d'un statut économique ou d'un mode de vie semblable pour tous. Elle est une présupposition de la politique. La démocratie est le pouvoir de n'importe qui, la contingence de toute domination. Ce n'est pas l'idée que le pouvoir doit travailler pour le bien du plus grand nombre mais celle que le plus grand nombre a vocation à s'occuper des affaires communes. L'égalité fondamentale concerne d'abord la capacité de n'importe qui à discuter des affaires de la communauté et à les mettre en oeuvre.

- Que vous inspire la révolte des banlieues ?
- C'est un autre effet du mépris dans lequel est tenue la capacité du plus grand nombre. Il ne s'agit pas d'intégrer des gens qui, pour la plupart, sont Français mais de faire qu'ils soient traités en égaux. Le problème n'est pas de savoir si des gens sont mal traités ou mal dans leur peau. Il est de savoir s'ils sont comptés comme sujets politiques, doués d'une parole commune. Et le sens de la révolte est aussi lié à leur propre capacité à se considérer comme tels. Apparemment ce mouvement de révolte n'a pas trouvé une forme politique, telle que je l'entends, de constitution d'une scène d'interlocution reconnaissant l'ennemi comme faisant partie de la même communauté que vous. La réaction à une situation d'inégalité est une chose. L'égalité, elle, se manifeste politiquement quand les exclus se déclarent comme inclus dans leur manière même de dénoncer l'exclusion. Pour sortir d'un schéma médical de traitement expert des symptômes, il faut que se dégage une forme de subjectivation, traversant toutes les médiations culturelles, sociales, religieuses pour de venir la parole d'un "nous" qui construise une scène matérielle où la parole se fait acte.

- Disciple d'Althusser, vous avez été marxiste, comment en êtes vous revenu ?
- Il ne s'agit pas de revenir mais d'avancer. Mai 68 a mis en déroute le schéma intellectuel althussérién qui voulait apporter la science aux masses. A partir de là, j'ai étudié l'histoire de l'émancipation ouvrière et j'ai compris que ce n'avait jamais été une affaire de prise de conscience d'une exploitation ignorée. A la racine de l'action émancipatrice, il y avait la volonté de mettre en oeuvre une égalité immédiate. Ils voulaient se constituer, dès maintenant, un corps, une manière de vivre, de penser, de parler qui ne soit pas celle assignée à l'ouvrier en fonction de sa naissance et de sa destination. A partir de là j'ai dégagé l'idée d'une dimension esthétique de la politique qui est une structuration des données sensibles elles-mêmes avant d'être une affaire de pouvoir et de lois : le partage du sensible. La politique institue un autre temps et d'autres vitesses, donne de la visibilité à des choses qui n'en avaient pas et ouvre une scène commune où des gens que l'on considérait jusqu'alors comme bons seulement à travailler se montrent capables de parler et d'agir ensemble. La notion même d'esthétique implique une forme d'expérience partagée par n'importe qui, autant dire une pensée du destinataire anonyme, une sorte de pouvoir affirmé de l'anonyme dans le monde de l'art, correspondant en dernière instance au pouvoir de l'anonyme qui est au fondement du politique. D'ailleurs, c'est dans le même mouvement qu'apparaît, à la fin du XVIIIe siècle, une articulation contradictoire entre l'égalité comme fondement de la politique et cette forme spécifique d'égalité, de suspension de hiérarchies dans l'art, qui fait appel à une communauté partagée par n'importe qui."

Version imprimable | Pensées | Le Mardi 03/04/2007 | Lu 3472 fois



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