Vu les circonstances, nous nous permettons de signaler un article de Serge Halimi qui apporte des éléments d'information et de réflexion importants dans la période que nous vivons actuellement. Bonne lecture à faire de préfrence en ligne sur le site du Monde diplomatique...
http://www.monde-diplomatique .fr/carnet/2007-04-18-Identite -nationale
http://www.monde-diplomatique
Identité nationale ou imitation américaine ?
On
reproche à M. Sarkozy d’être très américain, en invoquant à la fois ses
orientations de politique étrangère, proches de celles de
l’administration Bush, et son admiration pour le système économique et
social des Etats-Unis (lire « Petit conte de Noël »). Mais le président
de l’UMP s’est également inspiré des idées et des recettes politiques
de la droite américaine dans d’autres domaines.
A
partir des années 1960, l’aile la plus conservatrice du Parti
républicain (Barry Goldwater, Ronald Reagan) choisit de se présenter
comme exclue du système politique (de 1955 à 1995, le Parti démocrate
contrôle sans interruption une des chambres du Congrès), dédaignée par
un monde des affaires trop soucieux de paix sociale et ostracisée par
les institutions culturelles et médiatiques du pays. Elle s’affirme
déterminée à instaurer (ou à rétablir) son hégémonie idéologique,
certaine que celle-ci constituera le préalable à son retour au pouvoir
(lire « Quand la droite américaine pensait l’impensable »).
Dans
le cas de M. Sarkozy, ministre principal du gouvernement il y a
quelques jours encore et président depuis plus de deux ans du parti
majoritaire, cette posture de dissident, de proscrit, peut paraître
incongrue. Toutefois, tel un républicain américain, le président de
l’Union pour un mouvement populaire (UMP), sans doute conscient qu’un
candidat défendant le statu quo en France ne pourrait que perdre
l’élection, martèle l’idée que « trop souvent la pensée unique et le
politiquement correct [ont] dominé le débat (1) ». Il précise que la
droite n’a jamais osé être vraiment à droite, étouffée qu’elle était
par une orthodoxie de gauche, pour ne pas dire « marxiste » ainsi que
vient de le prétendre, sans rire, son ami l’industriel Bernard Arnault,
PDG de LVMH et première fortune du pays (2).
En
2001, en tout cas, l’actuel candidat de l’UMP s’avouait « convaincu que
le prêchi-prêcha social-démocrate n’[avait] pu prospérer que sur
l’absence d’une droite moderne (3) ». Le 12 avril dernier, à Toulouse,
il précise : « Si je suis élu président, tout ce que la droite
républicaine n’osait plus faire parce qu’elle avait honte d’être la
droite, je le ferai. » Notons au passage qu’on n’entend plus depuis
longtemps un candidat socialiste prendre l’engagement symétrique, celui
de cesser d’avoir « honte d’être la gauche ».
La
deuxième thématique de la campagne de M. Sarkozy qui paraît s’inspirer
des recettes de la droite américaine concerne son discours destiné à
l’électorat populaire. Aux Etats-Unis et en France, il est a priori
difficile pour un candidat qui a le soutien du patronat et qui réclame
simultanément la suppression de l’impôt sur les successions et la
réduction de l’impôt sur les sociétés de se présenter comme le
porte-parole du peuple contre les élites. On sait que Ronald Reagan et
M. George W. Bush ont néanmoins réalisé l’exploit (lire « Le petit
peuple de George W. Bush ») : une fraction appréciable des catégories
sociales peu favorisées a voté pour eux, avec pour résultats la
diminution des salaires réels et des prestations sociales, la baisse de
la fiscalité sur les hauts revenus, la mise en cause des droits
syndicaux...
Aux
Etats-Unis, cette prouesse politique a largement tenu à l’appel au
sentiment national et patriotique (anticommunisme, puis antiterrorisme
— lire « La droite américaine manipule le sentiment national »), au
ressentiment fiscal (le « petit contribuable » contre le « gros
précepteur »), à l’invocation des « valeurs morales traditionnelles »
(opposition à l’avortement et à l’homosexualité), enfin au rejet d’un «
laxisme » judiciaire qu’on présentait comme le principal pourvoyeur de
violences et de crimes (lire « Sur quelques contes sécuritaires venus
d’Amérique »). La palette de M. Sarkozy n’est pas absolument
superposable à ce registre dans la mesure où, en France, le recours
d’un candidat aux sentiments religieux, et l’utilisation des religions
ou des sectes comme gardiennes d’un ordre social conservateur, se
heurtent encore à la sécularisation du pays et à sa tradition
républicaine et laïque. Le candidat de l’UMP a bien essayé de réactiver
ce ressort religieux — « Je suis de ceux qui pensent que la question
spirituelle a été très largement sous-estimée par rapport à la question
sociale », réitérait-il encore récemment (4) — mais il est vite passé à
l’essentiel : la redéfinition de « la question sociale ». A
l’américaine, il s’est alors efforcé de faire passer la ligne de
démarcation, non plus entre riches et pauvres, capitalistes et
travailleurs, mais entre salariés et « assistés », ouvriers et
fraudeurs.
«
Il y a deux catégories d’Américains, annonce en 1984 un sénateur
ultraconservateur du Texas : ceux qui tirent les wagons et ceux qui s’y
installent sans rien payer ; ceux qui travaillent et paient des impôts,
et ceux qui attendent que l’Etat les prenne à sa charge (5). » Pour
casser les solidarités nées du New Deal, la droite américaine n’a en
effet eu de cesse de jouer sur cette corde-là, qui cherche à dresser
les salariés contre les tire-au-flanc. « Le Parti républicain, proclame
le publiciste néoconservateur David Frum, ne pourra pas demeurer fidèle
à ses principes s’il craint de se voir accuser d’être insensible. »
Outre-Atlantique, les questions de fiscalité et de race vont alimenter
d’autant mieux ce ressentiment réactionnaire (sous couvert, on l’a vu,
de rompre avec le « politiquement correct » de la gauche) qu’elles
paraissent liées. Une fraction presque exclusivement blanche des «
classes moyennes » (et des ouvriers et employés qui aspirent à cette
condition) se sent abusivement taxée pour, croit-elle, financer des
politiques sociales destinées à d’autres, souvent noirs ou immigrés.
«
J’en ai assez des pauvres », glissa un jour à l’oreille de Ronald
Reagan une femme d’officier. Le futur président des Etats-Unis n’était
pas encore sourd. Il évoqua donc sans tarder l’histoire (fausse) d’une
fraudeuse. Une histoire qu’il martela pendant plus de dix ans. C’était
celle d’une « reine de l’aide sociale [“welfare queen”] qui utilise
quatre-vingts noms, trente adresses et douze cartes de sécurité
sociale, grâce à quoi son revenu net d’impôt est supérieur à 150 000
dollars (6) ». La thématique a de l’avenir. C’est le discours désormais
bien rodé du « petit Blanc » qui trime et qui « devient fou » devant «
le bruit et l’odeur » des pauvres, immigrés souvent, qui se prélassent
grâce au gros magot de l’assistance sociale.
L’attaque
de l’Etat-providence opère en biais. On s’en prend, non pas
frontalement au principe lui-même, mais à ceux qui en profitent
indûment et en confisquent les bénéfices. La dureté va s’imposer, mais
elle sera rendue plus présentable par l’affirmation que les aides
publiques nuisent à leurs prestataires, qu’elles les enfoncent dans une
« culture de la dépendance » entraînant derrière elle sa kyrielle de
pathologies (manque d’assiduité, jeu, addictions, violences conjugales,
etc.). Qui doute de l’importation de ce discours en France n’a qu’à se
reporter au magazine sarkozyste Le Point, propriété de M. François
Pinault, troisième fortune de France. Moins d’un an après avoir titré «
Les tricheurs du chômage », il vient de faire sa couverture sur « La
France assistée. Les scandales du “modèle français”. Les profiteurs
d’allocations. Comment sortir du piège » (7).
M.
Sarkozy se prétend, lui, soucieux de « réconcilier la France qui gagne
et celle qui souffre ». La première lui semblant acquise, il s’adresse
volontiers à la seconde, profitant du fait que la gauche de
gouvernement l’a délaissée : « Je veux parler à tous ces malheureux,
mais je veux dire que la souffrance et la dureté de la vie ne se
limitent pas à la France de la précarité. Je veux parler d’une autre
souffrance, bien réelle, qui ne doit pas être sous-estimée : celle de
la France qui n’est pas dans la précarité, qui se lève tôt, qui
travaille dur, qui se donne du mal pour nourrir sa famille et élever
ses enfants, qui elle aussi je l’affirme est à la peine, et qui entend
qu’on le sache et qu’on réponde enfin à son appel (8). » Puis, sur un
mode puritain plus courant aux Etats-Unis qu’en France (lire « Aux
sources puritaines des Etats-Unis »), il en vient à l’avertissement : «
Je n’accepte pas qu’il y ait des gens qui soient au RMI et qui, à la
fin du mois, aient autant que des gens comme vous [des salariés] qui se
lèvent tôt le matin. » Il l’acceptera d’autant moins, en vérité, que «
l’assistanat généralisé est une capitulation morale. L’assistance est
une atteinte à la dignité de la personne. Elle l’enferme dans une
situation de dépendance. Elle ne donne pas assez pour une existence
heureuse et trop pour inciter à l’effort ».
Un
mauvais esprit objecterait sans doute qu’il y a en France d’autres
exploiteurs et d’autres exploités, d’autres rentiers, d’autres
fraudeurs, et qui vivent sur un plus grand train que les « assistés »,
d’autres privilégiés qui ne se sont donné que la peine de naître dans
la bonne famille (le fils de Jean-Luc Lagardère, celui de Francis
Bouygues, celui de François Pinault, celui de Vincent Bolloré, la fille
de Bernard Arnault...) ; d’autres injustices aussi. Mais elles
paraissent moins préoccupantes à M. Sarkozy. Car, explique-t-il, « les
allocations sociales sont financées par le produit de la France qui
travaille et qui se lève tôt le matin ». N’est-il pas légitime alors «
que ces allocations (soient) affectées et utilisées sans fraude, sans
mensonge et sans malhonnêteté (9) » ?
D’ailleurs,
la solution, recommandée par l’Organisation de coopération et de
développement économiques (OCDE) (lire « Economistes en guerre contre
les chômeurs »), serait déjà trouvée : « Il faut faire en sorte que le
demandeur d’emploi ne puisse pas refuser plus de trois offres d’emploi,
que chacun soit obligé de rechercher véritablement un emploi, d’exercer
une activité ou d’accepter une formation. La société ne peut pas aider
celui qui ne veut pas s’en sortir (10). » Une proposition alternative
est écartée d’emblée : « Ils disent : faisons payer le capital ! Mais
si le capital paye trop, il s’en ira (11). » Avec M. Sarkozy à
l’Elysée, c’est sûr, le capital ne paiera pas trop.
Etre
vraiment de droite, proche des milieux patronaux, et s’adresser
néanmoins aux catégories sociales victimes du néolibéralisme implique
souvent une technique de brouillage supplémentaire : celle qui consiste
à exhiber des goûts d’homme ordinaire. Bien que millionnaires et
fréquentant en priorité d’autres riches, Ronald Reagan et M. George
Bush n’ont cessé de jouer cette carte populaire. Car « populaires »,
ils prétendaient l’être, sinon par leurs fortunes du moins par leurs
goûts (lire « Cette Amérique qui vote George W. Bush »). Et c’est à
dessein qu’ils affichaient leur dédain pour les « intellectuels » et
pour les experts, dorénavant associés à la fois à l’élite, à la presse
de référence et à la morgue aristocratique (lire « Stratagème de la
droite américaine, mobiliser le peuple contre les intellectuels »). M.
Sarkozy, de son côté, est l’ancien maire d’une des communes les plus
cossues du pays (Neuilly) en même temps que l’ami intime de plusieurs
milliardaires. Oui, mais il aime les émissions de Michel Drucker, le
vélo, et les chansons de Johnny Hallyday. C’est donc tout naturellement
que lorsque M. François Bayrou a proposé de supprimer l’École nationale
d’administration (ENA), le président de l’Union pour un mouvement
populaire lui a répliqué : « En ce qui me concerne, je ne suis ni
énarque ni agrégé, ça me permet de ne pas être démagogique. »
Mais
est-il possible, en France, sans démagogie, d’être simultanément un
homme de droite légitimement adoré par les patrons du CAC 40 et le
tribun des petits et des sans-grade, persécuté par le « politiquement
correct » ?
Serge Halimi
(1) Nicolas Sarkozy, Ensemble, XO, Paris, 2007, p. 7.
(2) Entretien avec Capital, Paris, avril 2007.
(3) Nicolas Sarkozy, Libre, Robert Laffont, 2001. Cité par Eric Dupin, A droite toute, Fayard, 2007, p. 56.
(4)
Il y a trois ans, il a ajouté : « Il est bien préférable que des jeunes
puissent espérer spirituellement plutôt que d’avoir dans la tête, comme
seule religion, celle de la violence, de la drogue ou de l’argent »
(Nicolas Sarkozy, La République, les religions, l’espérance, Ed. du
Cerf, 2004. Cité par Eric Dupin, op. cit.)
(5) Phil Gramm, sénateur du Texas, lors de la convention républicaine de Dallas en août 1984.
(6) Cf. à ce sujet Le Grand bond en arrière, Fayard, 2006.
(7)
Le Point, 12 avril 2007. Le numéro consacré aux « tricheurs du chômage
» avait été publié le 29 juin 2006. Lire à ce propos l’article de
Renaud Lambert sur le site d’Acrimed, « Les “tricheurs” du Point », 6
juillet 2006.
(8) Nicolas Sarkozy, « Pour la France du travail ». Discours du 22 juin 2006 à Agen.
(9) Cité par Grégory Marin, « Démagogie en terre de souffrance », L’Humanité, 20 décembre 2006.
(10) Entretien publié par Les Echos, 9 novembre 2006.
(11) Discours du 22 juin 2006, op. cit..