C'est un phénomène nouveau : de plus en plus de migrants africains subsahariens arrivent sur le sol maghrébin et, faute de pouvoir franchir les portes d'une Union européenne qui tente de verrouiller ses frontières, s'y installent. Le géographe algérien Ali Bensaâd a organisé, début novembre à Marseille, un colloque sur ce sujet sous l'égide de l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam, université de Provence). L'occasion de voir apparaître une nouvelle vague de chercheurs algériens, tunisiens et marocains qui s'intéressent aux migrations transsahariennes. Aux yeux de M. Bensaâd, la période qui s'ouvre est une "aubaine" pour la recherche maghrébine.
Une fois n'est pas coutume, la plupart des intervenants au colloque de Marseille étaient originaires de la rive sud de la Méditerranée, rompant, par leurs contributions parfois novatrices, avec un débat hexagonal souvent borné par son caractère académique ou militant. L'évolution des migrations n'intéresse pas seulement l'Union européenne, comme le miroir déformant des événements de Ceuta et Melilla, à l'automne 2005, a pu le laisser penser.
Pour le Maghreb aussi, l'enjeu est d'importance.
On estime à "au moins 100 000" le nombre de migrants subsahariens qui vivent aujourd'hui en Algérie et en Mauritanie, à "un million, voire un million et demi" ceux qui sont installés en Libye, et à "plusieurs dizaines de milliers" - un chiffre plus limité, mais en "augmentation" constante -, ceux qui se trouvent au Maroc et en Tunisie, a rappelé Hein de Haas (université d'Oxford), dans un article récemment publié sur le site du Migration Policy Institute de Washington.
C'est en Tunisie et au Maroc, au début des années 2000, que les premiers projets de recherche sur ce sujet ont été lancés. Aux travaux des pionniers maghrébins, Hassan Boubakri pour la Tunisie, Mehdi Lahlou ou Abelkrim Belgendouz pour le Maroc, s'ajoutent aujourd'hui ceux de la juriste tunisienne Monia Benjemia (université de Tunis) - qui a présenté, à Marseille, une analyse de la loi tunisienne de 2004 sur "la répression des migrations clandestines" dans son pays - ou du jeune sociologue marocain Mehdi Alioua (université de Toulouse Le Mirail), pour qui l'installation de ces migrants subsahariens "induit de nouvelles définitions de soi et donc de nouvelles hiérarchies sociales" au sein des sociétés d'accueil.
Un accueil souvent rude, comme le démontre l'enquête réalisée à Alger par le psychologue Noureddine Khaled (université d'Alger) : 30 % des immigrés interrogés pensent qu'on les considère comme des gens "misérables", près de 20 % comme des "esclaves" et 12 % comme des "sous-hommes". Cette étude est "une première au Maghreb", souligne M. Khaled, dans la mesure où, "jusque-là, c'est surtout le volet sécuritaire et policier" qui était mis en avant.
Au-delà de cette enquête, qui fait partie d'un programme financé par l'Union européenne, "il s'agit de sensibiliser les immigrés sur les risques du voyage et les autochtones sur cette présence qui va être de plus en plus importante et fixe", prédit l'universitaire algérien.
Si la présence de ces migrants est devenue un "fait d'évidence sociale" dans la plupart des grandes villes du Maghreb, elle n'en reste pas moins un sujet "tabou", souligne la médecin-psychiatre marocaine Ghita El Khayat. Au même titre, avance-t-elle, que la traite négrière et les "atrocités" qui l'ont accompagnée, et que les sociétés arabes, "extrêmement racistes et xénophobes", continuent à " refuser de reconnaître". Le sociologue algérien Salah Ferhi (université du Québec à Montréal) a étudié la répartition du travail dans la ville algérienne de Maghnia, située près de la frontière marocaine : les immigrés, originaires du Mali et du Sénégal pour la plupart, vivent en "ghettos" et sont utilisés dans l'agriculture ou le bâtiment, tandis que "les locaux font de la contrebande, activité nettement plus lucrative".
CYNISME POLICÉ DE L'EUROPE
Selon M. Ferhi, "entre janvier 2002 et la fin du premier semestre 2006, autour de 35 000 Subsahariens ont été reconduits aux frontières" par les forces de l'ordre. Le chercheur algérien s'étonne, d'ailleurs, de la volte-face des pays européens, qui, dans le passé, ont "critiqué les refoulements" d'immigrés africains et qui, désormais, "payent les pays du Maghreb pour le faire".
Au cynisme policé de l'Europe, le Maghreb opposerait une forme de "résistance", relève Ali Bensaâd, tant il est "convaincu de constituer une zone de transit vers l'Europe et de recevoir des migrants dont il n'est pas le destinataire", explique la juriste Delphine Perrin (Iremam). Pour M. Bensaâd, à qui l'on doit les premières enquêtes de terrain sur les migrations transsahariennes dans le Sud algérien, "l'effet de nasse" qui caractérise la situation des migrants noirs africains immobilisés au Maghreb - du fait, notamment, de la politique de fermeture des frontières de l'Union européenne -, est en train de transformer l'Afrique du Nord "en espace d'immigration".
C'est le cas de la Libye, qui reste hélas peu accessible. Les seules informations dont on dispose, tirées des rapports des délégations de la Commission et du Parlement européens, envoyées en mission dans ce pays, laissent entrevoir les conditions, parfois épouvantables, faites aux migrants subsahariens. L'ampleur des pogroms anti-Noirs, dont la République
du colonel Mouammar Kadhafi a été le théâtre en septembre 2000, reste à ce jour encore difficile à mesurer : les estimations les plus basses font état de "50 morts environ", les plus hautes évoquent "entre 100 et 500 tués" parmi les immigrés africains.
Habitué à n'avoir qu'un seul axe de confrontation, celui qui le lie au Nord et l'en sépare tout à la fois, le Maghreb va devoir changer son regard sur lui-même. C'est du moins ce que pense M. Bensaâd. "Certains conforts ne sont plus possibles", assure l'universitaire algérien, qui espère que ces révolutions encore peu visibles "vont acculer" les chercheurs maghrébins "à
sortir de l'ambiguïté, celle de leur lien à l'Etat et à la société, notamment".
Sans doute est-il "trop tôt" pour parler d'une nouvelle génération de chercheurs, tant l'actuel vivier est "hétéroclite", module Mehdi Lahlou. "Le Maroc, ajoute-t-il, est aujourd'hui le seul pays où l'on peut travailler normalement, sans risques de représailles pour les personnes interrogées ou pour les chercheurs". S'il y a "aubaine", la porte est étroite...
Catherine Simon
Article paru dans l'édition du 15.12.06
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