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Malgré les apparences, il arrive qu'on gagne... individuellement

Un Marocain qui travaille dans l'Hexagone, en intermittence depuis vingt-deux ans vient de gagner contre l'Etat.

Un article sur la "victoire" juridique d'un travailleur migrant...

http://www.liberation.fr/actualite/economie/236629.FR.php
Une vie de saisonnier vaut bien une carte de séjour
*Un Marocain qui travaille dans l'Hexagone, en intermittence depuis
vingt-deux ans vient de gagner contre l'Etat.*
Par Michel HENRY
Libération: jeudi 22 février 2007
Charleval (Bouches-du-Rhône) envoyé spécial

Baloua Aït Baloua, 50 ans, n'a l'air de rien quand il débarque hier midi
en bleu de travail au café de Charleval «Au bon temps», mais c'est un
sacré bonhomme : il a battu le préfet des Bouches-du-Rhône, 1-0. «Une
très belle victoire», se réjouit son avocate, Me Anaïs Leonhardt. Le 8
février, le tribunal administratif (TA) de Marseille a «enjoint au
préfet des Bouches-du-Rhône de délivrer à M. Aït Baloua un titre de
séjour» de dix ans dans les deux mois. Le tribunal estime qu'on a abusé
de son statut de saisonnier depuis vingt-deux ans, alors qu'il occupait
de facto un emploi permanent, et donc qu'il «doit être regardé comme
résidant en France en situation régulière, et à titre habituel, depuis
plus de dix ans». Sacrée claque pour l'Etat, qui a la possibilité de
faire appel. Sacrée revanche pour Baloua.

«Esclavage».
Né en 1957 au Maroc, il a d'abord travaillé quatre ans
comme aide-comptable à Meknès, avant de débarquer ici, en 1982 : «J'ai
rêvé, comme tout le monde, de venir m'installer en France...» Avec un
contrat de saisonnier OMI (Office des migrations internationales), il
travaille huit mois à Charleval, dans les pommes, d'août à mars,
retourne quatre mois au pays, puis revient l'année suivante, chez le
même patron. «C'est la misère, l'esclavage, raconte-t-il. Mais il faut
que tu la fermes, sinon basta, l'année d'après, tu ne reviens plus. T'as
pas le choix. Y'a des gens qui ont discuté les salaires. Le patron leur
a répondu : "On verra l'année prochaine." Il ne les a pas repris. Ils
sont restés au pays.»

Alors Baloua accepte tout, les mois sans jour de repos, les heures sup
pas payées, les salaires en dessous des minima. «On est juste une main
d'oeuvre moins chère. Ils t'exploitent. Les patrons disent qu'ils ont
trop de charges, des dettes. Alors ils piquent à nous, les plus pauvres.
On est des victimes.» Mais, en mars 2005, «tout bascule» quand son
patron vend l'exploitation. «Il l'a caché aux 36 saisonniers. Je l'ai
appris sur un journal. Je lui ai dit : "C'est vendu, M. Edouard ?"
"C'est vendu." "Et alors ?" "Alors, je ne peux rien faire pour vous."»
Contrats OMI. Commence une sale période. Baloua attaque son ex-employeur
aux prud'hommes, réclame une carte de séjour. Refusée : il n'est pas
resté dix ans de manière continue en France. Mais le tribunal
administratif a estimé cette disposition factice : «Si M. Aït Baloua
était forcé de rentrer au Maroc chaque année, durant vingt-deux ans,
pour quatre mois, ce n'était que pour respecter l'apparence juridique
que son employeur et l'administration avaient entendu donner à son
embauche et à son séjour sur le territoire français.»

Voilà donc un sérieux coup de griffe aux contrats OMI, qui permettent de
contourner le droit commun du travail. Mieux qu'un CDI, l'OMI fait plus
pour moins cher et avec moins de droits ( Libération du 13 septembre
2004). Jamais d'ancienneté, toujours de basse qualification (manoeuvre),
l'OMI permet une «délocalisation à l'envers» légale, puisque couverte
par la direction départementale du travail. «Elle a enfermé des
travailleurs permanents dans un statut de travailleurs saisonniers»,
déplore Hervé Gouyer, du Codetras (Collectif de défense des travailleurs
étrangers dans l'agriculture), à Marseille, qui soutient Baloua.
Pourtant, en novembre 2001, deux inspecteurs généraux des Affaires
sociales et de l'Agriculture se sont émus de la situation particulière
du département, qui «tend à transformer un système de dérogations
exceptionnelles en faculté générale, en contradiction avec le cadre
réglementaire». Selon eux, «beaucoup [des saisonniers OMI] auraient
bénéficié de CDI en d'autres temps. Relativement qualifiés, ils
reviennent régulièrement dans les mêmes exploitations. On dit même de
certains que ce sont les véritables chefs d'exploitation».

La décision du tribunal, qui va dans le même sens que ce rapport
administratif resté sans suite, est «heureuse mais pas surprenante»,
selon Me Leonhardt. «Pour la première fois était posée la question des
"saisonniers" sous cet angle-là : leur qualité de travailleur
permanent.» À ce stade, on ne peut pas parler de jurisprudence, mais
elle pourrait servir à d'autres, espère le Codetras : «La décision ouvre
la perspective de son extension au millier de "saisonniers" étrangers
qui, en travaillant plus de six mois par an, sont les principaux piliers
de la culture intensive des fruits et légumes dans le département.» Mais
Baloua sait que ses collègues d'infortune hésitent à se manifester :
«Les autres me disent : "T'as gagné, mais si nous on fait les démarches
et qu'ensuite on ne gagne pas..." Ils ont peur d'être obligés de rester
au pays ou ici, dans la clandestinité.»

Plainte.
Le gros avantage de Baloua, c'est que, depuis 1986, il notait
toutes ses heures de travail sur des cahiers, planqués au Maroc. «Un
jour, l'avocate m'a dit : "T'as pas des preuves ?" "Mais si ! Les
carnets !"» Dans ces pièces à conviction, on lit aussi les événements de
sa vie. Le 10 janvier 1990, «à 18 heures, accident, quitter l'hôpital le
15 janvier». Le 8 janvier 1996, «décès du PRS FR MIT» : la mort de
Mitterrand. Le 11 novembre 2000, «la mort de papa». Le 11 septembre
2001, «attentat aux USA». Ça s'arrête le 10 mars 2005, à la fin de son
boulot.
Depuis, il en a trouvé un autre, chez un maraîcher bio, qui paye
correctement. Baloua attend sa carte de séjour pour retourner en
vacances au Maroc, retrouver sa femme et ses enfants (13, 9 et 2 ans),
pas vus depuis deux ans et demi. «C'est pour eux que je travaille. Ma
vie, c'est foutu. Démarrer à 50 ans... Si j'étais resté comptable, je
serais mieux.» Aux prud'hommes, il estime ses salaires non perçus
pendant vingt ans à 117 460 euros et son préjudice à 250 000 euros. Son
employeur conteste. Il a aussi déposé une plainte au pénal, pour abus de
personne vulnérable et dépendante. «Oublié de l'Etat», Baloua ne se
laisse plus faire. Mais il ajoute : «J'aime ce pays.»



Version imprimable | Travail | Le Mardi 06/03/2007 | Lu 886 fois



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