La
comparaison est très certainement dangereuse et doit donc être
strictement précisée. Il n’est évidemment pas question de dire que le
sort des Juifs hier est comparable à celui des étrangers aujourd’hui :
pas de plans de génocide, pas de solution finale, pas de camps
d’extermination. Il serait déplacé pour des étrangers de s’y référer et
de tenter ainsi de s’approprier un capital compassionnel et
d’indignation que leur situation ne justifie pas. Mais de notre côté,
trop sûrement confortés par le caractère intolérable de la comparaison,
nous nous en tirerions à trop bon compte en refusant de voir un certain
nombre de parallèles troublants dans les dispositifs mis en œuvre, hier
et aujourd’hui. Non pour laisser entendre que des prémisses comparables
mèneraient à la même conclusion dramatique, ni même pour sous-entendre
que le pas pourrait être franchi, mais pour nous demander avec la même
rigueur, lucidité et absence de complaisance, si le dispositif actuel
est acceptable et conforme aux valeurs dont nous nous réclamons par
ailleurs.
Le
dispositif mis en place par la Belgique et ses partenaires de l’Union
européenne pour se protéger de migrants présentés constamment comme une
menace est édifiant. Et coûteux en vies humaines. En amont des
frontières physiques, la politique de visas, les pressions sur les
compagnies aériennes, les patrouilles conjointes (italo-libyennes ou
hispano-marocaines) en mer ou dans le désert, la construction de camps
aux frontières de l’Union. En aval, les refoulements, les rafles, la
restriction des droits, la détention en centres fermés – y compris de
familles et d’enfants –, les expulsions individuelles ou par charters.
Sans parler des pressions exercées sur les pays d’origine et de transit
pour qu’ils reprennent plus facilement les personnes expulsées. Tout
ceci a été largement mis en lumière et critiqué depuis plusieurs
années, notamment par le réseau Migreurop[1].
Certes, cette politique est inspirée et encouragée par l’Union
européenne. Mais le moins qu’on puisse dire, c’est que la Belgique fait
preuve de beaucoup de docilité dans ce domaine.
Docile,
la Belgique sait aussi se montrer méprisante. Elle a été condamnée le
12 octobre 2006 par la Cour européenne des droits de l’homme pour avoir
expulsé Tabitha, une fillette de cinq ans. Si cette condamnation a été
beaucoup commentée pour le regard sévère que la Cour a porté sur les
conditions de détention et d’expulsion d’une enfant seule, une phrase
est passée plus inaperçue. La Cour a souligné le mépris avec lequel
l’Office des étrangers avait traité la mère de la fillette, mépris qui
atteignait un seuil de gravité suffisant pour être qualifié, excusez du
peu, de traitement inhumain et dégradant.
Il
faut écouter des résistants de l’époque participer aujourd’hui à des
manifestations, réunions et débats pour soutenir les sans-papiers. Les
écouter dire leur malaise devant les rafles, les pièges et les
expulsions collectives. Ils exagèrent ? Souvenirs d’anciens
combattants ? Comment qualifier l’opération de la police française, au
début de ce mois de février, qui a encerclé une antenne des Restos du
cœur à Paris pour pouvoir facilement arrêter et expulser les étrangers
qui avaient eu la mauvaise idée d’avoir faim ? Comment qualifier le
piège tendu il y a quelques années à des Tsiganes slovaques par la
police de Gand pour les arrêter et les expulser, piège pour lequel la
Belgique a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme ?
Les exemples sont, hélas, nombreux.
Ce qui est en jeu, c’est le refus de l’Autre parce qu’il est autre, ce sont nos peurs diffuses et les droits élémentaires d’êtres humains. L’effort de mémoire, l’effort d’analyse et de compréhension des événements passés n’ont de sens que si nous sommes prêts à en tirer des leçons pour le présent. Plutôt que de se comporter en bon élève docile et méprisant à l’occasion, ne pourrait-on rêver que la Belgique mandate son ministre de l’Intérieur lors d’une prochaine réunion avec ses collègues européens pour leur faire part de cette étude sur la deuxième guerre mondiale, leur proposer d’examiner lucidement la manière dont l’Union traite les étrangers et leur suggérer de la remettre en cause de manière radicale ?
[1] www.migreurop.org