Les invisibles n° 7
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Je regardais aujourd’hui les dernières statistiques de l’Ofpra : en 2006, on a une chute de 38% de la demande d’asile, et l’année d’avant c’était une chute de 20%. Pourtant sur le terrain on voit de plus en plus de gens qui viennent de pays en guerre. Cela veut dire que l’Europe est en train de construire un appareil législatif et
policier qui a des performances absolument remarquables de répulsion.
Pour vous donner un ordre de grandeur, on a tous les ans plusieurs milliers d’Irakiens qui arrivent en France, et moins de 200 demandes d’asile. Car en France, le taux de succès des demandes d’asile irakiennes est de l’ordre de 2 ou 3%, l’un des taux les plus faibles ! C’est inimaginable ! Ces résultats catastrophiques se disent, circulent dans les communautés, et ont un effet très dissuasif. Les gens sont écoeurés et se mettent à errer à travers l’Europe. Par ailleurs, la clochardisation, le froid, la vie dans la rue, ce sentiment de voir la dignité complètement foulée aux pieds, tout cela fait que les gens sont ici mais ne demandent plus rien.
C’est le phénomène de ces dernières années, et c’est un phénomène européen. »
Alors par rapport à cela, les gouvernements sont absolument enchantés, parce qu’ils peuvent déclarer aux médias "regardez, notre politique fonctionne, il y a moins d’étrangers chez nous". Je ne sais d’ailleurs pas si c’est une grande victoire, mais je sais que c’est totalement faux : on ne peut tenir la comptabilité que des étrangers qui demandent quelque chose. On ne tient jamais la comptabilité des étrangers qui sont présents sur le territoire mais ne demandent rien.
Avant on fonctionnait comme une fabrique à sans-papiers en refusant les papiers à ceux qui les demandaient. Aujourd’hui on fonctionne d’une autre manière : il y a une dissuasion en amont de la demande.
Cette peur, ce manque de confiance, ces atteintes à la dignité quotidienne qui font que les gens ne veulent plus demander quelque chose. Voilà pourquoi Yassin, le personnage du film de Didier Cros, est de plus en plus une exception. »
La scolarisation des enfants étrangers, dont bénéficie Yassin dans le film, c’est la cinquième roue de l’éducation nationale. C’est le seul secteur où chaque rectorat fait ce qu’il veut, où il n’y a pas de programme national, ni d’obligation de crédits, mais une simple "mission d’insertion". Certains rectorats font du bricolage ou font semblant d’enseigner, et d’autres, minoritaires, essaient d’imaginer des choses très performantes. Mais il faut savoir qu’aujourd’hui on diminue les crédits dans ces secteurs, accentuant la pénurie.
Enormément de gamins n’auront pas accès à une formation à la langue française, alors même que l’obligation d’intégration est inscrite dans la loi, et que l’obtention d’une carte de séjour stable est subordonnée à la pratique de la langue et à la connaissance des valeurs de la république... »
La confiance dans l’administration est cassée depuis très longtemps.
Du coup, même quand il y a des offres, des textes qui disent que dans certaines conditions on peut obtenir des papiers, les étrangers savent que c’est pratiqué d’une façon tellement arbitraire, que le texte ne présente aucune garantie de sérieux. Après la circulaire Sarkozy de juin 2006, il faut savoir que beaucoup de familles ont choisi de ne pas se manifester. Nous avons tous vu des familles qui sont dans des situations identiques, sans l’ombre d’une différence entre l’une et l’autre, et dont une seule obtient des papiers. Du coup, là encore, le réflexe de méfiance fonctionne de plus en plus. »
Moi je vois de moins en moins de différence entre l’asile et l’immigration. Au fond, avec la fermeture des frontières, on n’y comprend plus rien : la seule petite porte qui est ouverte, c’est celle de l’asile. Pour pouvoir avoir le droit de passer le nez dans l’entrebaillement de cette porte, il faut dire qu’on est persécuté.
Donc que voulez-vous que fassent les migrants ? Ils disent qu’ils sont persécutés ! Donc on ne sait plus où on en est ! Avant, lorsqu’il on avait besoin d’immigrés, les étrangers persécutés ne le disaient pas car il était plus facile d’obtenir une carte par le travail que par l’asile. Alors ce que dit un étranger lorsqu’il veut obtenir une carte de séjour, c’est autant fonction des difficultés créées par l’administration et les réglementations, que fonction de sa situation réelle dans son pays d’origine. »
Je n’ai pas de solution. Mais ce que je crois, c’est que la fermeturedes frontières ne peut pas marcher, et d’ailleurs ne doit pas marcher dans le monde qui est le nôtre. Car c’est un monde où il y a des gens qui doivent absolument aller ailleurs que dans leur pays d’origine.
Pour sauver leur peau, leur liberté, leur envie de vivre. Depuis des siècles, la puissance, la richesse sont dans le même coin. La pauvreté, la brièveté de la vie et la non-démocratie, sont de l’autre côté de la barrière. Et il me semble totalement légitime que ceux qui sont du mauvais côté de la barrière aient le droit de la franchir,
quelles que soient les raisons personnelles qu’ils peuvent avancer.
Et ça me paraît sain, parce que je pense les flux migratoires comme s’ils étaient des manifestations. Bien sûr, on n’a pas un cortège qui s’est donné rendez-vous à la même heure, et qui part du même endroit.
Mais c’est un formidable mouvement de protestation contre l’ordre du monde. Et si jamais nous réussissions à empêcher ce mouvement-là, je crois que nous n’aurions plus conscience de dégâts que notre système
de gestion du monde produit sur l’ensemble de la planète. »
Pour illustrer ce que je viens de dire, juste une petite histoire qui m’a troublé : je l’ai lue il y a trois ou quatre mois dans un quotidien pakistanais. Une jeune pakistanaise aime un jeune pakistanais. Ils habitent en ville, mais la famille du jeune homme vit dans un village à deux ou trois cents kilomètres. Le destin que
lui fixe la vie c’est de se former, de gagner sa vie et de revenir vivre au village avec sa femme au milieu de ses vieux parents . Un beau jour, la jeune fille qu’il aime fait le voyage, elle va au village, et mesure la distance entre le village et le premier point d’eau. Eh bien malgré tout son amour, elle est rentrée à la ville et
n’a pas épousé le jeune homme. Eh bien moi, le jour où je rencontre un couple qui me dit "au Pakistan on n’a pas pu se marier parce que ma femme serait porteuse d’eau toute la journée, donc on est venu ici
et nous n’avons que cette raison pour être venus ici : être heureux" eh bien ce jour-là je suis prêt à me mobiliser pour dire que leur présence ici est légitime. »
L’un des avantages de nos pays démocratiques, c’est qu’on peut maltraiter les gens, mais on ne les laisse pas complètement crever.
On les réanime de temps en temps. Et on subventionne des associations pour les réanimer, pour qu’il n’y ait pas trop de morts. Donc là il y a l’armée du salut, les restos du coeur, qui tous les soirs leur donnent le minimum vital. C’est pareil pour les mineurs. Le maire de Paris se fout d’eux, car il est hanté par l’idée que s’il traitait correctement un mineur, le mineur ne se mette à siffler en direction de l’Afghanistan et en ferait venir cinq de plus. Il ne pense qu’à ça, monsieur Delanoë. Mais l’Etat, lui, ça l’embêterait beaucoup qu’il y en ait qui meurent. Donc la Ddass ouvre quelques chambres supplémentaires... »
Propos recueillis le 25 janvier 2006 à Paris-Belleville lors du débat
qui a suivi la projection du film "Ados d’ailleurs" de Didier Cros.
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