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Dans l'univers des techniques, les technologies numériques ont deux qualités particulières : leur plasticité, qui permet à ceux qui les maîtrisent même un tout petit peu de trouver leurs propres manières de les “habiter” ; et, parce que le réseau fait partie intégrante du numérique, leur caractère social.
Plus que d'autres technologies aujourd'hui, le numérique nous confère une “puissance d'agir” (Michel Serres) sur notre destin et peut-être sur nos destins communs. C'est sans doute pour cette raison qu'il agit comme la “nouvelle frontière” de notre temps, qu'il attire autant d'esprits et d'énergies créatives, originales, atypiques. Il est l'un des lieux où l'on se sent autorisé, et même en capacité, d'imaginer et de construire des avenirs.
C'est une force – et une responsabilité. Faisons attention à ne pas les gâcher, par exemple, en omettant de regarder le monde tel qu'il est.
De conférence en ouvrage à succès, il me semble assister à l'émergence d'une forme d'”idéologie 2.0? – à laquelle nous, Fing, participons sans doute un peu – qui décrit un monde devenu transparent, fluide, égalitaire ; un monde où chacun accède à la parole publique ; un monde dans lequel l'échange sans entrave des idées (et des valeurs) crée de la compréhension entre les hommes ; dans lequel les informations, les individus, les communautés, s'auto-organisent pour résoudre tous seuls toutes sortes de problèmes.
Et localement (au niveau d'une communauté, d'un projet, d'un problème précis), ceci arrive bel et bien. Nous en recensons de nombreux exemples dans l'entreprise, dans la vie collective, dans certaines situations de crise.
Mais à l'échelle supérieure, la situation apparaît assez différente. C'est à ce niveau que le passage d'une pratique à une idéologie, c'est-à-dire à une vision cohérente et prescriptive, pose problème.
Dans le monde tel qu'il va, des murs et des clôtures tout neufs s'élèvent aux frontières des Etats-Unis, de l'Europe ou d'Israël, ainsi qu' à l'intérieur de certaines villes ; la majorité des démocraties ont des troupes engagées dans un conflit ou un autre ; des millions de caméras de vidéosurveillance observent les passants ; les marchés continuent de se concentrer et les méga-entreprises dont nous annonçons depuis 10 ans la disparition réalisent des profits sans précédent…
Et les technologies font autant partie du problème que de la solution. Les mêmes technologies qui libèrent les initiatives et relient les hommes, servent aussi à inventer des formes sans précédent de domination et de contrôle social.
Quand on passe de l'échelle locale à celle d'un pays, d'un marché, ou à celle de défis massifs et globaux tels que le réchauffement climatique, la fin du pétrole, la tension nord-sud…, les mécanismes de résolution de problèmes fonctionnent d'une manière très différente. Idem lorsque plusieurs visions divergentes du bien commun entrent en collision : quand Thierry Crouzet cite à juste titre le bel exemple de l'irrigation d'un village indien, l'auteur du passionnant Bombay Maximum City (Buchet Castel, 2006), Suketu Mehta, montre que cette même auto-organisation permet aux hindous de limiter l'accès des musulmans minoritaires aux rares débits d'eau des bidonvilles de la m&e! acute;galopole…
Que manque-t-il pour passer du local au global et au complexe ? Du politique ! Autrement dit, la prise en compte de la réalité et de la légitimité du pouvoir, des conflits, des frontières, des intérêts, ainsi que de la difficulté de produire et d'appliquer des choix collectifs.
La transparence et la fluidité des échanges ne suffisent pas à résoudre un grand nombre de problèmes humains complexes – les économistes, qui savent que les marchés ne sont jamais “purs et parfaits”, l'ont appris depuis longtemps.
La mise en réseau des idées et des énergies à produit de formidables succès (quoi que l'on pense de chacun de ces exemples sur le fond), du logiciel libre à Wikipedia, du Forum social mondial à… l'internet. Mais à négliger l'importance, voire la nécessité du politique, c'est-à-dire de l'organisation discutée, consciente, évaluée et parfois (démocratiquement) imposée, on s'expose à le voir revenir par la fenêtre : ceux qui s'intéressent au sujet de la gouvernance de l'internet s'en sont vite aperçu.
Il est facile, pour les acteurs de l'internet, surtout “2.0?, de se laisser séduire par une vision du monde qui fait de leur démarche (un peu idéalisée) un principe d'organisation du monde. Facile et dangereux : car cette idéologie 2.0, déconnectée de la réalité du monde, ne permet pas d'en comprendre le fonctionnement, ni les acteurs.
Daniel Kaplan
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